65.
Et soudain tout changea !
Presque comme si tout ceci avait été arrangé à l’avance.
Moins de trois quarts d’heure après l’ouverture de la séance à la Bourse de Hong-Kong, les cours de l’indice Hang Seng commencèrent à se stabiliser ; puis ils se mirent à monter – une reprise à la hausse massive.
À la grande déception des nombreux étudiants et travailleurs massés dans les rues, une spirale ascendante de près de soixante-quinze points s’ensuivit en l’espace d’une heure.
La Bourse de Sydney ouvrit dans des conditions similaires : des courtiers pessimistes et épuisés, des rassemblements parfaitement organisés d’ouvriers et d’étudiants manifestant contre le capitalisme – et plus particulièrement contre les États-Unis –, puis une explosion effrénée du marché acheteur.
Le même scénario se répéta à l’ouverture tardive de la séance à Tokyo.
Puis en Malaisie, une heure plus tard.
Et partout.
Un désordre orchestré avec soin.
Une manœuvre boursière savamment calculée – mais à quelles fins ?
À huit heures et demie du matin, heure de New York, avec l’air de sortir du box le plus poussiéreux de la Public Library[21], Anton Birnbaum passa la tête dans la salle de la cellule de crise du World Trade Center. Cette fois-ci, en revanche, une troupe tapageuse se précipita vers le financier et l’escorta jusqu’au centre de la pièce où régnait une fièvre indescriptible.
Le président Kearney affichait un air détendu, presque euphorique, en accueillant le génie vieillissant. Thomas Elliot, le vice-président se tenait à ses côtés, très maître de soi et réservé. Genre « Regardez bien, vous avez devant vous le plus pondéré de tous les dirigeants politiques de Washington »…
Birnbaum lui-même paraissait étonné du tohu-bohu général, de cette étrange fête célébrée à une heure aussi matinale. Il était également stupéfait par la vigueur avec laquelle le marché avait repris, comme s’il s’agissait d’un événement assujetti non pas aux règles de l’argent mais aux caprices du vent.
— Monsieur Birnbaum. Bonjour.
— Oui, bonjour, monsieur le président. Monsieur le vice-président. Il apparaît que c’est en effet un très bon jour.
— Grâce à Dieu, vous avez réussi !
— Grâce à Dieu. Ou malgré Lui, monsieur le président.
— C’est fabuleux. C’est même émouvant. Tu vois ?… De vraies larmes…
Caitlin tenait Carroll par le bras. Elle se tamponnait les yeux et n’était pas la seule dans la pièce.
Ils étaient au cœur de la célébration improvisée au World Trade Center. Dans un coin de la salle, le président Kearney étreignait le secrétaire général de la Maison-Blanche avec émotion. Tels des enfants, les secrétaires d’État aux Finances, aux Affaires étrangères et à la Défense poussaient des cris tonitruants et applaudissaient à tout rompre. Le président de la Fédéral Reserve Bank, en costume gris, esquissa un bref pas de danse avec l’irascible patron des états-majors des trois armées.
— Je ne crois pas avoir jamais vu de banquiers aussi gais, dit Caitlin.
— Remarque, ils dansent quand même comme des banquiers, plaisanta Carroll, que ces manifestations de soulagement étranges mais touchantes faisaient sourire.
Il ne pouvait s’empêcher de jubiler, au milieu de cette ambiance folle, quasi débridée. Le mystère Green Band n’était évidemment pas résolu, loin de là, mais il s’était tout de même passé quelque chose et c’était comme un éclat de joie dans la grisaille des événements récents, une brèche dans la frustration accumulée depuis des jours.
Caitlin frôla la joue de Carroll avec les lèvres.
— Je recommence déjà à m’inquiéter. J’espère seulement que…
— Qu’est-ce que tu espères ? demanda Carroll, qui lui prit doucement le bras.
Il se sentait tellement proche d’elle. Ils avaient déjà partagé plus de moments forts que certains couples au cours de toute une vie ensemble.
— J’espère que ça va durer, que ça ne va pas s’écrouler d’un coup.
Carroll garda le silence, observant la scène curieusement réconfortante qui s’offrait à ses yeux. Quelqu’un avait dégoté un lecteur de cassettes et on entendait un air de cornemuses écossaises pardessus le brouhaha. Une autre personne venait d’apporter deux caisses de Champagne. Il y avait quelque chose d’un peu forcé dans cette liesse – mais quelle importance ? Tous ces gens avaient vu leur monde sur le point de basculer et, bien que la situation restât hasardeuse, ils avaient momentanément retrouvé un certain aplomb.
Pourtant…
Carroll buvait son Champagne, tracassé par quelque chose qui le retenait d’être trop optimiste. Tout ceci semble prématuré, songeait-il au beau milieu de la liesse.
Où est Green Band ? Est-ce qu’ils nous regardent ?
Qu’en pensent-ils ? Que nous réservent-ils, après ça ? Que célèbrent-ils aujourd’hui ?